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1/7 millions ou une cheville cassée

Réflexion sur la peur, le succès et une future, ancienne vie...


En plus d'être fondatrice de La Pose, l'auteur est Directrice de vol pour Air Canada.



L'impact


Aujourd'hui, près de 6 000 agents de bord (dont je suis), seront mis à pied par Air Canada. Internationalement, c'est plus de 25 millions de travailleurs de l'aviation dont les emplois sont à risque suite à la chute vertigineuse de leur industrie, selon l'IATA (l'Association Internationale pour le Transport Aérien). Je ne suis donc pas seule. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir l'impression de devoir sauter sans parachute du Boeing 777 sur lequel je travaillais encore, en mars dernier.


Si vous êtes comme moi, la peur est votre premier réflexe de survie. Elle me paralyse. Je vois tous mes collègues se réorienter, être déjà dans les rangs des aidants en CHSLD et sourirent à cette réorientation soudaine et forcée. J'admire mais je ne suis pas de ceux-là. Dans un crash d'avion, je suis l'agente de bord figée sur son strapontin, qui n'ouvre son issue que lorsque tout le monde a déjà évacué. 


Pourtant, il y a dix ans, au début de ma vie professionnelle, j'aurais foncé au front, pressée de faire taire cette insécurité financière qui me ronge les boyaux. Plus maintenant. Aujourd'hui, je fais le choix conscient de prendre mon temps.


Évaluer les conditions


En aviation, avant d'ouvrir une issue de secours en situation d'urgence, il faut toujours évaluer les conditions extérieures et intérieures pour en dégager les risques et, au besoin, rediriger nos passagers vers les issues où ce sera sécuritaire d'évacuer. Et bien, c'est ce que je fais. Je sonde mes conditions intérieures.


En d'autres termes, je prends le temps de mieux comprendre mes insécurités. J'ai plus de responsabilités que jamais auparavant: depuis trois ans, je suis l'unique propriétaire d'une maison et responsable de deux beaux enfants en garde partagée.


Vous me direz que mes insécurités sont légitimes. Cependant, je ne m'inquiète pas pour ma maison, ni même pour mes enfants (bon, un peu oui, comme tout parent), je m'inquiète parce que j'ai peur d'ouvrir cette foutue porte et de ne pas avoir ce qu'il faut pour sauter et sauver ma peau.


Je sais que mes enfants seront toujours en sécurité, que ma maison ne m'est que prêtée, que je pourrais vivre ailleurs, dans plus modeste logement et que ce serait bien aussi. Pourtant, j'ai peur. Pourrai-je vivre de ce beau projet de dessins, d'écriture, de yoga et de méditation? Et si j'échoue? Quelle image aurai-je de moi? À quoi rêver si mon projet le plus cher, celui d'écrire et de m'occuper du bien-être des gens, ne rencontre pas le succès escompté?


Alors voilà: j'ai peur de perdre une part de moi, de ne pas être à la hauteur de mes rêves. Et si c'était une bonne chose? Que cette vielle part de moi, qui n'est au fond qu'une fabrication de mon inconscient, puisse prendre toutes les formes qu'elle veut bien se donner et même changer d'uniforme au fil du temps?


Belle idée à laquelle j'ai envie de réfléchir et qui m'amène aujourd'hui à me lancer en affaires même si toutes les analyses économiques indiquent qu'on va droit à la récession, que les marchés boursiers ne se comprennent plus et que, je le répète, j'ai peur... parce que non, Mesdames et Messieurs, aucun appareil commercial n'est doté de parachute, même pas pour les pilotes. C'est un mythe !


Le saut


Cette peur au fond de quoi est-elle faite ? Elle me dit que je tiens à ce projet. Que toute mon âme croit en sa viabilité et que je suis sur mon X quand je saute et que je me mets les deux pieds dedans.


N'est-ce pas cela qui est important: croire en ce que l'on fait ? Selon le professeur titulaire en ressources humaines à HEC Montréal, Michel Tremblay, les éléments les plus motivants au travail seraient d'avoir une bonne relation avec ses collègues, ainsi que de pouvoir donner un sens à son travail. C'est ce qui d'ailleurs me pousse à me lancer dans cette aventure de haute voltige. Je veux bâtir des relations harmonieuses, valoriser les gens que j'aime, avoir du plaisir à faire mon métier et surtout créer du beau par le biais de mes ateliers, de l'écriture et du dessin.


l'atterrissage


Et si j'échoue ? Il y a deux façons de procéder à une évacuation d'une perspective d'agent de bord: ouvrir son issue d'urgence et faire évacuer en 90 secondes nos passagers, sachant qu'au moins le tier de ceux-ci n'aura pu tenir le câble de la glissière correctement à la descente et qu'il se sera casser la cheville (ou la jambe ou le bras). Ou encore, figer devant son issue et espérer que quelqu'un ouvre pour nous et nous pousse à sauter; dans lequel cas, tenir le câble n'est plus une option. Dans les deux scénarios, on risque la cheville cassée. Mais qu'est-ce qu'une cheville cassée alors qu'on y jouait sa vie?


Devant les rêves, c'est semblable il me semble. On peut rêver toute sa vie qu'on nous ouvre la porte et mourir en ayant pas pu voir dehors. On peut rêver d'ouvrir, ouvrir, se lancer et se casser une cheville; un plâtre et une petite leçon de vie plus tard, on en sort bien heureux d'avoir vécu. Ou, on peut ouvrir et atterrir comme 6 999 999 des 7 millions de vols annuels, sans égratignure mais sans aussi avoir la moindre idée de ce que ça fait de voir la vie juste après l'avoir presque perdue.


Pour vous, chers lecteurs, l'histoire se termine plutôt bien parce que selon les grandes règles de la mémoire, vous aurez oublié ces lignes apocalyptiques d'ici votre prochain vol et que seul 1 vol sur les 7 milliards qui décollent annuellement se clôture par une évacuation d'urgence.


Pour moi, la porte est déjà grande ouverte et le vent souffle fort à 35 000 pieds, mais l'histoire ne dit rien de plus que la couverture du livre dans laquelle elle se trouve... laquelle je n'ai pas lue, ni écrite...encore.



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